Avec deux sentinelles au Zaïre
Félix Marchal (La Bruyère) était au Zaïre et nous propose ce texte qui fait partie d’un recueil destiné à être publié prochainement:
J’ai regardé la Lune ...
Kitobola, Bas-Congo 21 juillet 1969
La nuit était tombée d’un seul coup. En quelques minutes, on était passé de la lueur finissante du soir à une obscurité complète.
Depuis deux mois, j’étais le nouveau responsable d’un poste d’élevage, situé en pleine brousse, aux pied des Monts de cristal, pas loin de la ville de Thysville.
Ce soir-là, un peu désœuvré, j’avais décidé de « jouer » avec le petit poste de radio émetteur-récepteur qui faisait partie de l’équipement mis à ma disposition. En principe, il m’était interdit d’utiliser ce poste de réception à d’autres fins que celles prescrites par mes employeurs. C’est-à-dire qu’il servait uniquement pour l’appel journalier obligatoire (si vous appelez, c’est que vous êtes toujours vivant, si vous n’appelez pas, on vient parfois voir). Cette procédure étant destinée, à nous protéger (?) autant que faire se peut, de toutes agressions ou manifestations hostiles, fréquentes en ce temps-là.
Je voulais écouter tranquillement une émission appelée « La voix de l’Amérique » qui était la seule parlant français que j’aie réussi à capter.
C’était une émission à la gloire des États-Unis d’Amérique. Elle diffusait souvent de la bonne musique et parfois d’intéressantes émissions d’information générale, certes orientées, mais qui me permettait de me tenir un peu au courant de ce qui se passait dans le monde.
J’ai eu de la chance pour cette fois. Peu après vingt-deux heures, j’ai obtenu par hasard, un reportage qui m’a tout de suite passionné. Le journaliste détaillait les opérations techniques auxquelles se livraient des pilotes d’aéronefs. Incrédule dans un premier temps, j’ai fini par comprendre qu’il s’agissait d’astronautes qui finissaient de poser leur navette sur la Lune !
Pourtant la réalité dépassait la fiction une fois de plus. Et je me souvenais de mes lectures, des albums d’Hergé, des aventures de Tintin, dont on disait à l’époque, que c’était des niaiseries, des carabistouilles. Qu’on ne marcherait jamais sur la Lune.
Et voilà maintenant qu’un homme allait réaliser cet exploit, et que je ne pouvais partager ce moment avec personne.
Surpris, enthousiasmé par ce que j’entendais, je n’ai plus lâché mon poste de radio. Quand j’ai compris qu’un des astronautes s’apprêtait à sortir de son engin spatial et à marcher sur la Lune, pour une fois, j’ai maudit mon isolement.
Quoi ! j’étais là, en pleine brousse, sans moyen de communication réel, et donc incapable de partager avec quelqu’un ce moment unique et incroyable sans précédent : un homme allait marcher sur la Lune.
Puis il me vint une idée, non, je n’étais pas seul, j’avais oublié que dehors, deux hommes montaient la garde.
Je me précipitai à l’extérieur. Un peu à l’écart, les deux sentinelles chargées de veiller à ma sécurité, conversaient paisiblement devant un petit feu censé les tenir au chaud.
Je n’avais qu’eux à qui annoncer la grande nouvelle. Ce que je fit sur le champs, dans une certaine incohérence, énervé que j’étais par la grandeur du moment et la difficulté de le raconter à mes deux sentinelles, interloquées par ma véhémence, eux qui, de toute leur vie, n’avais probablement jamais quitté leur village
J’interpellai les deux hommes, dans leur langue, le kikongo, que je commençais à pratiquer : je leur dis qu’un homme, un américain, s’apprêtait à arpenter le sol lunaire, qu’il allait sortir de sa fusée par une échelle et qu’il allait marcher sur la Lune. J’en balbutiais d’excitation jusqu’à m’énerver de leur manque de réactions.
Les deux gardiens, me regardaient, surpris par mon exaltation, et visiblement ne comprenant rien de ce que je leur disais. Alors, je recommençai mes explications, montrai la Lune, qui brillait au-dessus d’eux. Je leur expliquai ce qu’était une fusée, leur détaillai la fonction d’un astronaute et leur redit enfin qu’un homme allait marcher sur la Lune :
• Regardez, leur dis-je, un peu énervé, vous voyez la Lune là-haut, qui brille dans le ciel, et bien sur la Lune, maintenant, il y a une fusée, une sorte d’avion, et un homme va en sortir. Et il va marcher sur la Lune !
L’ainé, qui s’appelait André se leva lentement en me regardant, puis il tourna sa tête vers le ciel étoilé et fixa la Lune du regard. Il resta ainsi quelques moments sans bouger, puis il porta sa main à son front et s’en fit ainsi une visière. De nouveau, il regarda attentivement la Lune, puis il se tourna vers moi et me dit gentiment :
• Mais, Monsieur, je ne vois rien, est-ce que tu es bien, Monsieur ?
Puis après un moment de silence, il reprit :
• Est-ce que tu as pris ton médicament ? Tu n’as pas la Malaria ? Il faut te reposer, Monsieur, et prendre ton médicament…
Atterré, j’ai baissé la tête et j’ai remercié mes deux sentinelles pour leur gentillesse et je suis rentré dans la maison. Et seul, j’ai écouté à la radio la suite du récit d’un événement que j’avais été incapable d’expliquer correctement à mes employés, un événement qui, pour moi et pour beaucoup d’autres, était un des évènements les plus importants du siècle.
Et puis je suis allé me coucher...
C’était le 21 juillet 1969.