« L’héro ça te dit ? Nous on est dedans jusqu’à la dernière veine. Tu penses qu’on est faible ? Alors viens passer 24 heures dans notre vie. On verra si ta peur ou ton dégoût te laisse nous suivre jusqu’au bout. Parce que nous, on n’a que deux préoccupations dans la vie : survivre un jour de plus dans les rues de Charleroi et trouver notre prochain fix. Bienvenue dans l’enfer sous tes pas. »
Quand Saphir Essiaf et Philippe Dylewski nous ont contactés dans le cadre de la sortie de leur livre « 24 heures héro », on se doutait bien qu’on allait faire face à un reportage particulièrement prenant, vu le sujet, mais on ne savait pas à quel point notre plongée dans le milieu de la toxicomanie carolo, via le vécu de ces deux auteurs, allait être marquante.
Lors de notre première rencontre avec Philippe Dylewski, on est sans tarder entré dans le vif du sujet. Direction la Ville-Basse, plus précisément les squats de « la tour inter-béton », pas loin de la piscine de l’Hélios. On s'arrête à la rue du Bosquetville. À peine descendu de la voiture, il va vérifier si le champ est libre, si notre présence n’est pas trop risquée, si notre caméra ne va pas être perçue comme le mauvais œil dans ce milieu si hors normes.
Sinistre total
Directement, il est accosté par un dealer, qui lui propose ses « services ». On croise un jeune couple, qui pénètre dans l’un des squats et qui n’en ressortira pas durant toute la durée de notre reportage sur ce lieu sinistré, qui donne l’impression d’avoir été ravagé par une tempête. Comme si tout devait et avait été détruit. Un sinistre total. Un fil rouge, d'après ce que l'on a pu constater lors de nos reportages.
Dans les squats que nous avons «visités», les scènes de destruction sautent aux yeux. Tant en façades - rares sont les vitres qui ne sont pas explosées- qu'à l'intérieur des bâtiments. «Il y a énormément de colère, précise Saphir Essiaf. La colère du manque, la colère de la frustration. (...) Il y a des guerres internes… »
L'objectif de «24 heures héro» ? «Montrer l’existence d’un monde, d’une tribu, d’un univers qui est totalement inconnu de la population qui vit juste à côté... Parce que c’est tellement incroyable, c’est tellement inconcevable que personne ne peut imaginer que ça existe. Et ça existe à côté de chez vous, que ce soit à Charleroi, à Namur, à Bruxelles… Ça existe partout, dans toutes les villes», estime Philippe Dylewski.
Dans un squat, ils sont notamment tombés sur ce message terrible: «Ici, même les murs ont le sida».
« (…) Même les murs suintent la mort dans un squat, parce que c’est la maladie, la mort, la misère, les odeurs, le pourrissement. La première chose qui singularise un squat, c’est l’odeur, c’est indescriptible, c’est un mélange de toutes les horreurs que votre nez peut aspirer… »
En marge de cette interview au pied de la tour inter-béton, notre présence commence à se faire remarquer. Un riverain, qui habite à la rue du Marais, une perpendiculaire de la rue du Bosquetville, nous observe. En échangeant quelques mots avec lui, on comprend vite qu'il en a des choses à raconter, sur ce quartier pas comme les autres, où en quelques mètres, on bascule d'un monde à un autre.
« On a déjà retrouvé deux morts ici, dans les garages derrière», précise ce riverain, qui n'a pas voulu faire face à la caméra mais a néanmoins accepté de répondre à quelques questions. «Le problème qu’il y a, c’est que la police vient, mais une fois 6h au matin, ils sont partis. Une fois 8h au soir, ils reviennent. Entre ces heures-là, la police ne vient pas… Quand ce sera abattu on sera content… C’est ça qu’on attend. Il y a cinq ans que ça dure.»
« Je ne comprends pas comment eux savent encore rentrer là-dedans sans se casser la tête,» poursuit ce riverain. «Non, je ne rentre pas, je n’ose pas rentrer, avec l’odeur qu’il y a là-dedans. (…) Quand il y a le feu, les pompiers se mettent là, ils arrosent, ils ne rentrent pas dedans. (…) Ils en ont marre, un pompier me l’a dit... Ça devient grave, il est temps d’abattre tout ça, on espère pour la fin de l’année, on verra. »
Le discours de Philippe Dylewski tranche avec celui de ce riverain, mais le psychologue de formation n'a pas dû être étonné d'entendre de tels propos, car en se plongeant dans le milieu de la toxicomanie à Charleroi, il a pu se rendre compte du regard porté sur le «tox». Avec Saphir Essiaf, ils ont voulu « montrer que ce sont des êtres humains. Soyons honnêtes, la plupart des citoyens bien intégrés ont une forme de mépris ou de dégoût pour les toxicomanes.
Le livre, c’est montrer que ce sont des gens, qu’ils ont un parcours, qu’ils n’ont pas été en guenilles toute leur vie. Ce sont des gens, juste des gens, qui sont dans une situation épouvantable… Si simplement les citoyens de notre ville ou de n’importe quelle ville avaient un regard un tout petit peu différent quand ils croisent un toxicomane en rue, Saphir et moi, on serait contents, on serait fiers de ça. »
«Je n'aime pas le terme 'tox', comme je n'aime pas le terme 'cancéreux' ou le terme 'sidéen', parce que ça réduit la personne à un seul élément, estime Saphir. Avant tout, c'est une personne. Une personne qui consomme, qui consomme des drogues qui sont toxiques, certes, mais c'est avant tout une personne, avec des assuétudes...»
D'après Philippe Dylewski, la toxicomanie n'est pas davantage présente à Chaleroi qu'ailleurs, à tout le moins si l'on prend des villes comparables. « Si je vais à Liège, je vois exactement les mêmes phénomènes. Peut-être pas à Wavre. Mais dans beaucoup de villes. En fait, la caractéristique commune, c’est le nombre de bâtiments abandonnés. Plus vous avez des bâtiments abandonnés par les propriétaires, plus vous avez des squatteurs qui s’y installent.»
« Dans le Brabant wallon par exemple, vous avez très peu de squats parce que les bâtiments ont de la valeur, jamais un propriétaire ne va l’abandonner... Si vous rénovez l’immobilier, ça ne va pas aider les toxicomanes, ça va juste les chasser. Moi ce que j’aimerais bien, c’est qu’on fasse en sorte qu’ils ne meurent plus, je trouverais ça sympa. J’aimerais bien aussi qu’on les regarde autrement, je n’ai pas dit qu’on doit les aimer ou leur faire des bisous toute la journée, mais peut-être arrêter de les regarder comme des chiens enragés, ce serait sympa. »
Être UNE toxicomane, c’est le « pire exposant 1 000 » selon Philippe Dylewski, car « les filles sont confrontées à d’autres phénomènes », tels « la violence physique beaucoup plus importante », «les viols», «la prostitution».
« Presque toutes les toxicomanes se prostituent et elles le font dans des conditions proches de l’épouvante d’un roman de Stephen King. Maladies vénériennes, sida, se retrouver enceinte. C’est courant, c’est assez commun même. »
Un profil type?
« Contrairement à la légende, il n’y a aucun profil type. Les toxicomanes, les polytoxicomanes, viennent de toutes sortes de milieux, ils ont toutes sortes d’histoires différentes,» précise Philippe Dylewski. « Vous avez toutes sortes de parcours, il n’y a pas de parcours commun, d’archétype, de modèle. (…) La personne qui vient d’un univers de misère et de délinquance et puis qui tombe dans l’héro à quatorze ou quinze ans, oui ça existe, mais c’est pas la seule histoire. (…) Vous avez tous les milieux sociaux».
Précarité sociale, précarité psychologique… La drogue n’est pas le seul problème du toxicomane. Même si le produit est « violé » parce qu’il est transformé, ce qui pose notamment problème, dans le « monde de la came », « c’est comment se la procurer. Et c’est toute la violence qu’elle (la drogue) engendre, parce que pour pouvoir se la procurer, il faut de l’argent et pour trouver de l’argent, souvent il faut faire des actes délictueux. (…) Les gens qui peuvent te la fournir, eux aussi sont dans des situations extrêmes», témoigne Saphir Essiaf. « C’est tout un ensemble qui fait que c’est une extrême violence… C’est un tout, c’est vraiment infernal. »
La toxicomanie mène au sans-abrisme… Saphir est bien placé pour le constater puisqu'il travaille au sein de la cellule SDF de la Ville. «À partir du moment où vous attrapez une dépendance ‘++’ et qu’il n’y a plus d’autre préoccupation, généralement vous perdez tout. Vous perdez d’abord votre environnement familial, puis les amis, le travail bien sûr bien avant, et après, c’est clair que vous vous retrouvez en rue, et vous continuez à descendre».
« Heureusement, il y a des ‘happy ends’. Parfois, il y a des petits déclics, il arrive des choses qui font que les personnes s’en sortent. Puis il y a quand même l’aide sociale, il y a beaucoup de choses qui sont organisées pour aider les gens… Il y a des toxicos qui prennent la perche, qui la suivent et qui s’en sortent. Maintenant, il y en a beaucoup qui foncent dans un mur, ça c’est clair ».
Les autorités communales ouvrent-elles les yeux ? « Je pense que c’est difficile de les fermer. Vu toutes les organisations et tous les services qui existent pour l’aide des personnes qui sont en rue et autres… Les yeux et les oreilles sont clairement ouverts ».
« Je pense à tous mes collègues qui fonctionnent 7 jours sur 7, 24h sur 24. Que ce soit en rue, des médecins, des psychologues… Des travailleurs sociaux qui sont attentifs aux problèmes, ça ne manque pas. »
Existe-t-il à Charleroi des locaux de consommation encadrés, des salles de « shoot » - « shootoirs » - organisées et sécurisées ? « Je confirme qu’il n’y en a pas à Charleroi. Je crois qu’il n’y en a pas en Belgique ».
Quels sont les besoins financiers d'un toxicomane pour assouvir ses assuétudes? « Si je dis 100 euros par jour, je n'exagère pas. Je pense que je suis dans une bonne moyenne, j’ai déjà vu des extrêmes qui consommaient jusqu’à 200 euros par jour». « (…) Ça chiffre vite, parce qu’une fois l’heure passée, vous avez tout de suite une sensation de manque, il faut reconsommer absolument ». «Tous les moyens sont bons : mendier, voler, chasser, (…) se prostituer».
Dans des cas extrêmes, «ça peut être une dose par heure, une dose par trente minutes... parfois c'est aussi à l'opportunité: un toxico qui a trouvé beaucoup d'argent, un miracle se produit, il trouve 200€, c'est possible qu'il essaye de faire de grosses courses, de consommer beaucoup, ça ne tient qu'à cela parfois.
«Tous les toxicos ne doivent pas consommer constamment, il y a des toxicos qui arrivent à gérer avec une ou deux doses par jour et d'autres qui ont besoin de dix doses. Tout dépend le type de toxicomanie, les produits consommés, la qualité du produit, la résistance de la personne, ses moyens et comment il peut se l'offrir...»
Les toxicomanes vivent «dans l’instant», selon Saphir. «Il n’y a pas de futur… J’ai toujours l’image que vous êtes dans une cabine, où vous vous dites 'dans 35 minutes il n’y a plus d’oxygène'… Le toxicomane, c’est un peu ça avec sa dose. Il faut absolument qu’il la trouve dans un temps restreint avant de se projeter plus loin. Et souvent, quand il a trouvé sa dose, il se projette très vite à nouveau sur la dose suivante… C’est le tic-tac de l’horloge continuel».
L’après-cure
Si tous les toxicomanes carolos ne connaissent pas Saphir Essiaf, lui les connaît tous. Et il sait qu'il ne suffit pas d'avoir la volonté de faire une cure de désintox, il faut voir plus loin que cela... L'après-cure, ou comment pérenniser une situation devenue plus saine quand le milieu social qu'on fréquente n'est fait que de toxicomanes.
Citant l'exemple précis d'une toxicomane souhaitant s'en sortir: « Si elle fait sa cure, c’est super. Maintenant, ce qu’il faut voir, c’est l’après-cure, son environnement, faudra qu’elle se recrée et qu’on l’aide à recréer un environnement sain. (…) Parfois la complexité est souvent double : on est toxicomane et on est souvent pauvre à la fois, ça aide pas. (…) Votre environnement se réduit».
Un cul-de-sac? «Il y a toujours une ouverture, quelque chose à trouver». Et Saphir d'évoquer ce couple, qui se trouvait dans le 36e dessous et qui a fini par réussir à remonter la pente, au point d'occuper désormais un appartement, d'avoir trouvé un travail et d'être «nickel» dans la gestion de la drogue.
Combien y a-t-il de toxicomanes à Charleroi ? On a entendu un chiffre tel qu’on n’oserait même pas l’écrire. C’est une réalité difficile à chiffrer. Le CPAS n’a d'ailleurs pas de chiffre global, car c'est impossible à obtenir.
« On a seulement une idée du nombre d’usagers de drogue(s) par voie intraveineuse, cela représente 500 personnes, » indique Audrey Noël, attachée de communication au sein du CPAS carolo. « C’est une statistique à nuancer, cela ne comprend pas tout le monde, loin de là. »
Cela ne comprend pas tout le monde car ce chiffre de 500 toxicomanes ne comprend que ceux qui passent par « Carolo rue » et l’ASBL « Le comptoir (d’échanges de seringues)».
Le livre 24 heures héro fait réagir, voire inspire, parce qu’il « casse les clichés », « rend des valeurs humaines », met «des claques humaines » selon les réactions qui sont remontées jusqu’aux deux auteurs.
Des formateurs, des superviseurs de stages, actifs dans le social se disent: «pourquoi pas: on n’a jamais pensé à ça. On a souvent une grille d’analyse qui sort de l’école, qui ne correspond pas à la grille d’analyse qui sort d’un squat, qui sort de la rue».
Saphir Essiaf évoque également des retours d’infirmiers urgentistes ou de policiers qui lui disent : «vraiment, ouah ça m’a mis sur le c… J’aurai un autre regard et une autre approche dans ma façon de faire et surtout d’être, et de penser».
Saphir nous parle de ce message, parmi d'autres, envoyé par un lecteur, dont l'un des enfants est héroïnomane depuis des années. Il avait abandonné l'espoir de revoir son fils bien qu'il sache qu'il est vivant. «J'ai lu votre livre et ça m'a rappelé que mon fils a besoin de moi et moi de lui».