L'Innovation, 50 ans après: «Les embouts des lances incendie des cinq corps de pompiers bruxellois ne s'emboîtaient pas»

Le 22 mai 1967, le feu embrase l'Innovation.Le plus grand magasin de Belgique est réduit en cendres, faisant 251 morts. En 2017, l'onde de choc de ce drame résonne encore alors qu'on commémore ses 50 ans. Siegfried Evens sort la première étude historique sur le sujet. Il dresse pour nous les bouleversements irrémédiables que l'incendie a engendrés.

Interview: Julien RENSONNET

Quand sa maman, qui travaille chez les pompiers de Bruxelles, propose à Siegfried Evens de se pencher sur quelques archives, le jeune étudiant de 22 ans ne sait pas encore qu’il met la main dans un fameux engrenage. Car, comme les catastrophes qui le fascinent, son mémoire aura pour lui des conséquences immédiates.

Sans mauvais jeu de mots, son sujet est en 2017 sous les feux de l’actualité. Car ce 22 mai, on commémore les 50 ans de l’incendie de l’Innovation. Le 22 mai 1967, les flammes rue Neuve tuent 251 personnes dans ce grand magasin, et laissent 62 blessés. L’émotion embrase la Belgique d’alors.

Dans la foulée de son travail de fin d’étude, Siegfried Evens publie la première somme «scientifique» consacrée au drame. La brique de 450 pages en néerlandais a été rédigée dans l’urgence, en 6 mois, pour coller aux dates. La traduction en français de cette somme, «L’Incendie de l’Innovation, La catastrophe qui a changé la Belgique», sortira en juin chez Witsand.

Son aspect «très novateur», c’est le regard diachronique: l’historien y dépasse le récit anecdotique, quoique traumatisant, de l’incendie lui-même pour le replacer dans le siècle. «Les catastrophes sont une matière peu abordée encore dans la discipline», assure le jeune homme. «Ces désastres si courts me fascinent dans la façon qu’ils ont de marquer à jamais la société». Le Louvaniste étudie ainsi les prémices de l’événement, et surtout ses conséquences toujours tangibles pour la Belgique, rayon prévention, sécurité, politique, assurances, architecture, urbanisme.
Alors que le pays se souvient du cataclysme, Siegfried Evens balise pour nous les bouleversements inaltérables que le feu a imprimés chez nous.

vidéo: sonuma

«De brand in de Innovation, De geschiedenis van de ramp die België veranderde»,

Siegfried Evens,
Witsand Uitgeverij, 456p, 22,50€

- CHAPITRE I -

Les causes

Un attentat ?

«La première piste envisagée après l'incendie, c'est l'attentat par un groupe d'extrême gauche. L'Innovation organisait à Bruxelles et partout dans le pays une "Semaine américaine". On y voyait pour la première fois en Belgique des produits comme le nylon et le plastique, mais aussi des Indiens, des cow-boys... Tout Bruxelles était au courant. Dans le climat de la guerre du Vietnam, l'extrême gauche appelait à "stopper l'impérialisme américain". J'ai vu des tracts : ils portent à confusion. Des perquisitions sont menées. Des bagatelles sont prises au sérieux et font perdre du temps à l'enquête. Il suffisait d'avoir un poster de Marx dans sa chambre d'étudiant pour être suspect. Mais ça n'a rien donné. D'autant qu'on n'a pas retrouvé d'allume-feu dans les décombres ». 

Le gaz

« On doit donc pister la cause technique. La seule solution vu la vitesse et la fureur du feu, c'est le gaz. D'où venait la flamme ? Une vendeuse témoigne : elle a vu le feu dans le faux plafond dans une réserve. On se dirige vers l'endroit où sont stockées les robes des fillettes : la seule chose qui peut allumer le gaz, c'est un tube fluorescent accroché dans un bac métallique: un mouvement de celui-ci a créé l'étincelle fatale. Le gaz s'était répandu sous les faux plafonds dont les plaques, normalement incombustibles, ont été déformées par la chaleur. L'air est entré, l'appel d'air a dopé le feu, qui s'est propagé à la verrière d'Horta et à tous les étages en un quart d'heure à peine ». 

L'architecture

« Les experts ont jugé que le dôme de la verrière devait avoir joué le rôle de réserve de gaz issu des fuites. Il s’y est accumulé. Comme cette verrière communiquait à tous les étages, le feu a gagné le magasin entier. Un grand magasin de Glasgow a été détruit exactement de la même façon au XIXe siècle. Cela n’a pas empêché Horta de reproduire les erreurs du passé dans la conception de ce qu’il appelait lui-même sa “cage”. Son architecture de 1901 était au service de la vente. Sur le modèle parisien du Printemps ou des Galeries Lafayette, les clients devaient être attirés et ne jamais sortir sans avoir rien acheté. Pour Monsieur et Madame Tout-le-Monde, c’était la première occasion de pénétrer dans un bâtiment Art Nouveau. Mais il était conçu sur un amas d’anciennes maisons rachetées par l’Innovation et réunies, un bric-à-brac. En néerlandais, on dit “ een koterij ” : un kot au-dessus d’un kot au-dessus d’un kot. C’est typiquement belge ». 

La prévention du feu à l'Innovation

« Bien sûr, il y avait des extincteurs, des alarmes, des exercices d'évacuation, des lances à incendie, des détecteurs. C'est vrai. Mais, et c'est un grand "mais", il y avait des lacunes dans ces dispositifs. 

1 - Les détecteurs n'étaient pas présents dans la réserve où le feu s'est déclenché. 

2 - L'alarme s'est déclenchée. Mais le personnel a cru qu'il s'agissait de celle qui signale la fin de la pause de midi. 

3 - La sirène d'évacuation du magasin n'a pas fonctionné:  à cause de l'incendie ou d'une défaillance en amont ? Je ne peux pas répondre. Mais ces haut-parleurs n'ont pas rempli leur rôle et c'est problématique

4 - Il n'y avait pas de sprinklers. Ces extincteurs automatiques d'eau n'étaient légalement pas obligatoires, mais le voisin du Bon Marché en était pourvu, comme les filiales de l'Innovation ailleurs en Belgique. 

5 - Il n'y avait pas assez de sorties de secours pour évacuer la foule de clients présente durant les deux heures du temps de midi, la plus haute fréquentation de la journée. Donc, les gens ont sauté par les fenêtres, les corniches, les balcons... D'où cette tragédie. Le nombre de sorties de secours était certes conforme à la législation, mais celle-ci n'était pas assez sévère. 

6 - Mais le plus grand problème selon moi, c'est la façade d'aluminium constituée de panneaux. Vu l'architecture chaotique (lire ci-dessus), ces panneaux unifiaient le style du bâtiment. La Ville avait autorisé ce trompe-l'œil en imposant d'y implémenter des sorties de secours. Or, ce n'était pas le cas partout. Le dossier judiciaire mentionne que 14 personnes ont péri à cause de ces panneaux entre le magasin et la rue Neuve. Elles sortaient par les fenêtres puis se retrouvaient coincées ». 

- CHAPITRE II -

Les causes plus lointaines

L'urbanisme

« Le débat sur la mise en piétonnier de la rue Neuve était déjà ancien en 1967. À l'époque, les voitures y circulaient et on y parquait des deux côtés. C'était très chaotique. Et ça a empêché l'accès aux pompiers ».

Une législation lacunaire

« Avant l'incendie, il n'y a pas de législation ou très peu. Les mentalités ne sont pas à la sécurité. Le feu a ravagé des maisons de repos, des écoles, des hôpitaux. Il y a des initiatives politiques pour légiférer mais jamais le gouvernement ne met à exécution. Après le drame, l'opinion publique se retourne contre le ministre de l'Intérieur Herman Vanderpoorten. On lui reproche de n'avoir rien fait. C'est une conséquence importante du drame : le peuple attend du gouvernement qu'il prenne l'initiative. Car depuis la Révolution française, la prévention et les pompiers sont sous la responsabilité des bourgmestres. Après le 22 mai 1967, on élève ces compétences au niveau national ».

Des secours non coordonnés

« Sur l'incendie arrivent Croix-Rouge, Protection civile et pompiers. Problème : à l'époque, Bruxelles compte cinq corps de pompiers. Ils ne collaborent pas! Ils avaient leur fierté. Je les compare aux zones de police actuelles. Les pièces pour accrocher les lances d'incendie aux bouches n'étaient pas compatibles d'une zone à l'autre! Ce manque de coordination a été pointé du doigt et, dans la foulée, on a créé l'agglomération Bruxelles qui unifiait les cinq corps. Ceux-ci sont ensuite devenus une compétence régionale à la création de la Région en 89 ».

- CHAPITRE III -

Les réactions

Des victimes

« J'ai interviewé 16 victimes et témoins de l'incendie. Chez eux, le choc reste palpable. C'est pour beaucoup la situation la plus douloureuse de leur vie. On m'a dit que j'ai rouvert des blessures anciennes. Même si certains se foutent des commémorations, d'autres rêvent encore du drame toutes les nuits. Ceux-là ne peuvent pas entrer quelque part sans vérifier où se trouvent les sorties de secours ou les extincteurs. Ce qui m'a frappé aussi, c'est que certains racontent qu'ils étaient "en pilote automatique", ou que le feu a fait surgir chez eux "un instinct bestial" . "Ma vie d'abord", ils disent. »

Du personnel

« Dans le personnel de l'Innovation, tout le monde a perdu des collègues ou des amis. La moitié des employés a disparu. Mais les survivants ont continué à travailler à l'Inno. Des bureaux ont été installés chez des proches, dans des locaux temporaires place des Martyrs ou à Zellik dans un entrepôt. L'Inno a rouvert dans une tente place Rogier. Des employés des autres magasins se sont proposés pour y travailler. »

Des Bruxellois

« Les Bruxellois ont voulu montrer leur solidarité. Pendant l'incendie et après. Un fonds est créé par le secteur de la distribution qui récolte de l'argent pour les victimes. Une polémique s'ensuit car le bourgmestre de Bruxelles Lucien Cooremans veut son propre fonds. À une époque où beaucoup de femmes restent mères au foyer, certaines familles ont évidemment perdu leur plus gros revenu». 

- CHAPITRE IV -

Des conséquences

Juridiques

«Selon moi, la problématique des panneaux d'aluminium (lire ci-dessus) était suffisante pour faire condamner l'Innovation. Mais en 1970, le magasin bénéficie d'un non-lieu. Je n'ai pas la preuve, mais je pense que l'indemnisation des victimes en amont, avant les conclusions des experts, a joué un rôle. En 1979, ce jugement a joué un rôle dans l'introduction en Belgique de la notion de responsabilité objective. Le droit est alors simplifié : si l'incendie se passe dans votre bâtiment, vous êtes responsable. Selon les standards de 2017, l'Inno aurait été condamnée».

Le quartier de la rue Neuve

«L'incendie est vu comme une opportunité par la Ville de Bruxelles comme par l'Innovation, qui rouvre en 1970 plus grand, plus moderne, plus chic, plus sûr. On interdit le stationnement puis on rénove la rue en piétonnier. Des maisons sont rasées et les rues élargies pour faciliter la circulation d'une voiture omniprésente dans les années 60 ».

L'architecture des centres commerciaux

«Dans les années 60, à la suite de l'incendie, le modèle architectural parisien est oublié pour les centres commerciaux. La préférence va à une nouvelle architecture moderne avec des étages et des escalators. Le nouvel Inno est construit sur le modèle d'un magasin de Zurich, aux étages isolés. Et surtout : sans verrière centrale. Des compartiments sont introduits pour circonscrire le feu éventuel. Les architectures d'aujourd'hui en sont encore les héritières. À Docks Bruxsel par exemple, il y a bien entendu une verrière mais elle est munie de panneaux amovibles qui peuvent coulisser et compartimenter les espaces ».

L'architecture tout court

« Le débat s'étend rapidement à tous les bâtiments. Ce sont les années 60 et Bruxelles s'élève. On construit des tours, mais on ne les juge pas sûres. La tour Madou, la tour des Finances, le Centre administratif... sont qualifiés de "fours" au Parlement. L'incendie de l'Innovation continue alors d'avoir des conséquences, comme une pierre qu'on jette dans l'eau et dont les ondes s'élargissent. Il faut cependant du temps pour que la législation soit adaptée. De même, certains cinémas sont fermés. On réfléchit aussi aux moyens de contrôle car, avant l'incendie, l'organe responsable n'était pas déterminé ».

Les assurances

«L'incendie de l'Innovation rend la Belgique mondialement célèbre. S'ensuit un "bashing" similaire à celui qu'on connaît après les attentats. On considère la Belgique comme un pays dangereux. Un expert américain qualifie le pays de "Moyen ge" au niveau de ses réglementations. Les assurances se mettent donc en action : les primes sont augmentées et des mesures sont imposées, telles les sprinklers ».

Les autres catastrophes qui marquent la Belgique

« Avant l'incendie de l'Innovation, la Belgique vient de connaître la catastrophe de Marcinelle. Le drame le plus meurtrier de notre histoire. Mais l'Inno frappe plus les esprits car c'est au cœur de Bruxelles, dans la rue commerçante la plus fréquentée, alors que le Bois du Cazier, c'était souterrain, comme caché des regards ».  « Plus tard, surviendra le drame du Heysel qui aura évidemment des conséquences notables sur la sécurité dans les stades. Citons aussi le bombardement du cinéma Rex à Anvers en 44, le naufrage du ferry Herald of Free Enterprise en 87 à Zeebruges mais où les victimes sont surtout anglaises, et bien entendu les attentats de 2016 dont les conséquences politiques et sécuritaires seront immenses »